Bien que mal en point, il semble qu’elles aient
eu la peau dure et nous allons aborder maintenant l’étrange émergence en
1745 des Rites Forestiers en maçonnerie de la première moitié du XVIIIe
siècle.
Faisons préalablement un rappel très succinct de
ce que fut la naissance de la maçonnerie dite des Modernes à Londres en
1717 afin de mieux comprendre ce mouvement qui fut écrasé ensuite par
ceux qui prirent le nom d’Antients et dont la maçonnerie contemporaine
est l’héritière (12 et 13).
Il apparaît clairement que le premier mouvement
maçonnique fut en fait bien loin d’une revendication de filiations dites
de métiers et encore plus de tout ce qui pourrait être chevaleresque.
Nous sommes en face d’un vaste mouvement d’émancipation de l’individu
par le développement et une meilleure diffusion des sciences. C’était un
Advancement of Learning tel que Roger Bacon, Eckart, Joachim de Flore,
Paracelse, Agrippa, Dee, Andrea, Giordano Bruno, Francis Bacon,
Comenius, Fludd, Ashmole en avait rêvé de leur temps... et les temps
étaient venus. La Royal Society brillait de mille feux sous la direction
d’Isaac Newton et tous les obscurantismes médiévaux étaient remis en
question par la science.
Le groupe particulier des Antiquarians de la
Royal Society eut une influence énorme dès le XVIIe siècle sur les
populations en identifiant avec certitude l’ancienne civilisation des
Celtes alors que la romanisation culturelle en avait recouvert jusqu’au
dernier souvenir.
La maçonnerie tolérantiste de 1717 est un double
mouvement qui fait émerger en juin des loges proprement maçonniques
plutôt chrétiennes largement imprégnées de toutes les nouvelles thèses
de la Royal Society mais aussi d’un hermétisme qui semble bien avoir été
véhiculé par les espoirs déçus des Rose-Croix du XVIIe.
Pourtant, il y eut aussi en 1717, en septembre,
dans une des mêmes tavernes, celle du Pommier, la mise en place d’un
Druid Order composé de « bosquets » plutôt païens et spécialisés dans
l’étude de tout ce qui était celtique sous la tempétueuse houlette des
Antiquarians. Le philosophe irlandais John Toland - l’inventeur du mot «
panthéisme » en 1705 - en fut le premier Grand Druide et William
Stukeley, l’archéologue, le second jusqu’en 1765. Tous leurs travaux
reposaient sur ceux de John Wilkins, de Robert Plot, de Robert Llwyd -
entre autres - et bien sûr de William Stukeley qui revivifiaient toutes
les traditions galloises particulièrement ainsi que les langues
celtiques (12 et 13).
La maçonnerie des Modernes de la première moitié
du XVIIIe siècle fut donc essentiellement philosophique et scientifique
et mit en place un système de la « pierre » - les loges maçonniques - et
un système du « bois » - le Druid Order.
Le déisme anglais des premières années de cette
grande aventure émancipatrice des Modernes passa la Manche petit à petit
par l’intermédiaire d’ouvrages édités et traduits à Londres ou à Dublin
(14 et 15).
Mais en France, nous sommes sur un territoire
gallican et catholique garanti en tant que religion d’État par le roi,
et les dernières années de Louis XIV furent plus que bigotes. La
maçonnerie inquiétait et la rigidité du cardinal de Fleury est un
exemple politique de cette méfiance malgré les rondes-jambes du
Chevalier de Ramsay. Un Druid Order en France était donc impossible et
impensable. Alors nous pensons que le côté « bois » de la maçonnerie
française fut incarné par l’émergence de ces si particuliers rites
forestiers que l’on voit apparaître très mystérieusement au sein même de
l’aristocratie française et tenir ses première réunions à la cour du roi
de France en 1747.
Cette maçonnerie - car c’en est indiscutablement
une - est mixte dès l’origine à l’instar du Druid Order, et est une
exception notoire dans les rites maçonniques de ce temps-là, ce qui
semble démontrer que leurs fondateurs avaient parfaitement identifié la
mixité traditionnelle des clans celtiques.
Le deuxième point très clair est que, dans ces
rites forestiers de la première heure, nous ne trouvons aucune
connotation judéo-chrétienne, même pris dans son sens le plus large.
Nous sommes en plein panthéisme tolandien que d’aucuns pourraient nommer
paganisme celtique. Le référent est le Prophète des Forêts - autrement
dit Merlin - la couronne est de chêne, les Ventes se passent en forêt et
tout le rituel tourne autour de la conservation des rites de fendeurs,
de charbonniers et de forgerons.
Après les deux excommunications romaines - In
eminenti en 1738 et Providas de 1751 -, leur impact ayant été
particulièrement nul tant au niveau politique que religieux, nous
assistons alors à très étrange phénomène qui prend la forme à partir de
1751 d’une véritable invasion de prêtres et de moines gallicans dans
l’ensemble des loges maçonniques de France. Le phénomène le plus curieux
est qu’ils déclarent à 90% leur appartenance au Vatican malgré les deux
excommunications précitées. C’est bien des archives du Vatican que le
R.P. Ferrer Benimelli s. j. vient d’exhumer ladite liste (16 et 17).
Il s’est agi de toute évidence d’une
évangélisation de la maçonnerie puisque toutes les autres pressions
s’étaient avérées inefficaces. Et en effet, si nous regardons bien les
rituels maçonniques qui apparaissent entre 1780 et 1790, tels que le
rite français (1783-1786), le rite écossais rectifié (1782) et le rite
de Misraïm (1785), le canevas et la trame éthiques reviennent fortement
vers la chrétienté même si certaines thèses peuvent paraître hérétiques
face au catholicisme romain, comme c’est le cas pour les héritages de
Martinez de Pasqually ou ceux de dom Pernety.
Les rites forestiers n’ont pas échappé à cette
christianisation et dans les plus tardifs rituels forestiers d’Alexandre
la Confiance, la couronne de chêne est remplacée par une couronne plus
romaine de laurier, le Prophète des Forêts est remplacé par le Bon
Cousin Jésus, le saint patron est le Bon Cousin Joseph, le charpentier,
etc.
Cependant, les Ventes forestières continueront de
vivre non sans se diluer quelque peu devant l’extraordinaire croissance
de la maçonnerie urbaine de la pierre.
Cette dernière, après la Révolution, ne retint
qu’un canevas judéo-chrétien comme menu rituélique sous la pression de
la maçonnerie anglaise en cours d’édification de sa Régularité reposant
essentiellement sur une croyance au Dieu révélé de la Bible. Tous les
maçons Modernes ont du à cette époque se retourner dans leurs tombes
respectives.
Dans le cours du XIXe siècle, les rites
forestiers seront moribonds en France alors qu’ils auront une
résurrection inattendue en Italie en servant de vivier humain et
révolutionnaire pour Garibaldi qui se battait farouchement contre le
Vatican afin de fédérer les États italiens dans une République. Ce sont
les fameux « Carbonari » qui n’ont en fait que très peu de rapports avec
la tradition forestière, si ce n’est qu’ils incarnèrent encore une fois
l’opposition politique fondamentale de l’esprit libertaire rural face
aux impérialismes urbains, mais cette fois-ci, les forestiers gagnèrent
et la papauté perdit les États pontificaux dans la bagarre.
Ce point justifia la troisième excommunication
vengeresse de 1884 qui visait toutes les troupes de Garibaldi mais aussi
le Grand Orient de France qui s’était émancipé en 1877 de l’obligation
de croire au Dieu révélé de la Bible en tant que Grand Architecte de
l’Univers tel que les Anglais l’exigeaient.
À partir de ce moment-là, les rites forestiers -
pris entre le nouveau positivisme et la persistance des trames
médiévales - disparurent totalement et rares sont les maçons de la
pierre - mis à part Ragon (18) - qui se souvinrent qu’une maçonnerie du
bois avait existé au-delà de l’évocation d’un autre « mystère »
maçonnique.
Notons toutefois que le Rite Écossais Ancien et
Accepté garda le souvenir de cette tradition en son 22e degré dit de
Royale Hache, que le 23e degré du rite de Memphis-Misraïm fit de même.
Ainsi, les soldes des traditions forestières furent assimilés à des
hauts grades vraisemblablement à cause des aspects alchimiques issus du
travail des métaux (forgerons) ainsi que des conséquences et méthodes de
transformations des matières brutes en énergie (fendeurs et
charbonniers).
R. BL.
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