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La référence incontestée en ce qui concerne les blagues
idiotes, les calembours et autres jeux de mots douteux, ou mots verts,
demeure un almanach cocardier, misogyne, colonialiste et, pour tout
dire, l’un des plus beaux fleurons de la culture franchouillarde. Il fut
créé le 1er janvier 1886, par Joseph Vermot, ce qui ne s’invente pas.
Cet almanach Vermot, autrefois, dans nos campagnes, finissait
fréquemment par être « lu d’un derrière distrait », selon le mot du
regretté Henri Jeanson, dans la petite cabane au fond du jardin. Pas
celle du bucolique Francis Cabrel, plutôt celle évoquée par
l’impertinent et facétieux Laurent Gerra au sein de sa parodie.
Évoquer ces lieux d’aisance pourrait sembler d’un
mauvais goût absolu ici. Mais vous pouvez être sûrs que le puritain – en
apparence seulement – Raymond Roussel (1877-1933) et le malicieux
Georges Perec (1936-1982) auraient été réjouis de cette entrée en
matière. Il est vrai que, l’un comme l’autre, ils évoquèrent ces
commodités rustiques, dont la porte s’orne d’un losange ajouré… on se
demande bien pourquoi ? Ce cabinet champêtre, ce cent – puisque tel est
son nom, conformément à ce que nous en disent les dictionnaires – est
signalé par un rhombe. Le mystère s’épaissit et nous aurions tous aimé
qu’il aille s’éclaircissant. Roussel y fait une allusion discrète dans
Les Nouvelles Impressions d’Afrique :
« …dans certain corridor,
Pour deux chevrons pointe en bas
proche d’un esprit rude,
La marque d’huis au fond… »
Cet esprit rude et cette marque d’huis au fond d’un
corridor, ces deux chevrons, mon éminent confrère A. Coia-Gatie (1) les
a identifiés judicieusement en observant, non sans humour : « il n’y
manque plus que l’odeur pour éveiller l’attention d’un flair
perspicace ! »
«Une odeur connue au seuil du
numéro cent »(2).
Georges Perec, qui possédait bien son Roussel ne
demeura pas en reste. Souvenez-vous de La Vie Mode d’Emploi.
Bartleboothe est assis devant son puzzle ; il vient de mourir ; sa main
tient l’ultime pièce du puzzle, quasiment reconstitué, et sur lequel se
dessine la silhouette, presque parfaite de la lettre X. Or, la pièce non
posée affecte la forme d’un W, initiale de Winkler, le faiseur de
puzzles. Il s’agit d’une petite vengeance posthume. Contraint de
fabriquer, durant des années, 500 puzzles, destinés à alimenter la
chimère d’un original, Winkler, on l’imagine sans peine, était en état
d’overdose. Il a donc ourdi un piège implacable. Usant d’une fallacieuse
et trompeuse découpe aléatoire des pièces, il a induit Bartlebooth à
commettre une erreur fatale. Nous sommes au chapitre XCIX, lequel est
suivi d’un épilogue qui, en toute logique porte le numéro C. Il y est
question, justement, de WC, d’un personnage que l’on accompagnait
« jusqu’aux cabinets au fond du couloir ». Il convient de préciser que
Bartlebooth, ayant été atteint d’une double cataracte, était devenu
pratiquement aveugle. Il avait perdu cette Vue, (3) à laquelle Roussel
consacra un rédhibitoire et somnifère ouvrage. Tout était éteint…
Bartlebooth ayant perdu la lumière, il ne pourra finaliser l’œuvre de sa
vie ou Grand Œuvre. De ce qui précède, et des explications qui vont
suivre, naturellement, les lecteurs et les perecquiens n’ont rien
décelé, pas plus que le jury du prix Médicis.
Roussel et Perec n’étaient nullement des obsédés
du « petit coin » et il faut croire qu’ils possédaient nécessairement un
bon motif pour en arriver à souligner ces lieux où s’accomplit la triste
liturgie physiologique : Sic transit gloria mundi. Pour comprendre, il
est nécessaire d’établir le lien avec le mot « latrines », ou « lieux
secrets », dont l’étymologie grecque « lathra » possède le sens de
secrètement, en cachette, clandestinement, suggérant des réunions
d’initiés, des débats secrets. C’est le moment de se souvenir que le
terme anglais puzzle désigne, en français, une énigme, une devinette,
mais qu’il signifie également embarrasser, embrouiller, enchevêtrer, une
embrouille et tromper. Le losange ou rhombe, visible sur les œuvres
d’art, invite à se méfier et à ne pas se fier au sens littéral. Cet art
de la tromperie, à différents niveaux, le supposé François Villon, ainsi
que démontré par Pierre Guiraud, y était passé maître. La langue de
Villon, c’est le langage des voyous, un langage destiné à ne pas être
compris des non initiés : en un mot l’argot. Or l’argot est également
qualifié de langue verte parce que parlé par les enfants de Vénus et que
ladite couleur est attribuée à cette déesse. Le coquillart, le jobelin
sont des argots destinés à donner le change, à tromper l’interlocuteur
ou les oreilles indiscrètes. Sous la plume de Villon, le verbe tromper
est usité en sa forme ancienne : jober. D’ailleurs, l’expression enfants
de Vénus était à entendre enfant de vanus, vanus en latin signifiant
trompeur. Job, ou la tête possède la même étymologie que jober, et le
facétieux Gaston Leroux s’en est souvenu lorsqu’il fit dire à Chéri-Bibi
(moi je, en argot et traduction de l’ancien français men ys utilisé par
Villon) : « Je défends aux fortes têtes de hausser les épaules ». Cette
petite phrase énigmatique étant à traduire par « je défends que l’on se
monte le job », ce qui est susceptible de quelques prolongements
intéressants. Étant au cœur du sujet, il est temps d’ouvrir une
parenthèse.
En 1926, fut publié un ouvrage consacré à
l’hermétisme et signé d’un pseudonyme : Fulcanelli. Ce livre, à l’état
de manuscrit probablement dès 1885, s’intitule : Le Mystère des
Cathédrales. Son auteur anonyme, évoquant l’art ogival ou gothique, y
écrit : « Pour nous, art gothique, n’est qu’une déformation
orthographique du mot argotique (…) L’art gothique est, en effet, l’art
got ou cot (Xο), l’art de la lumière ou de l’Esprit ». Ce même auteur
rattache ensuite l’argot ou langue verte à la cabale solaire ou cabale
phonétique, « à la langue des oiseaux, mère et doyenne de toutes les
autres, la langue des philosophes et des diplomates ». Il la rattache
également à la Gaie science ou Gay sçavoir, à la Dive Bouteille de
Rabelais. Au nombre des auteurs qui en usèrent, on pourrait ajouter
Homère, Ovide, Virgile, Lucien, Jean de Meung et Guillaume de Lorris,
Wolfram von Eschenbach, Novalis, Shakespeare, Bacon, Jonathan Swift, que
ses petites amoureuses appelaient Presto, Cervantès, Cyrano de Bergerac,
Jean de La Fontaine, James Barrie, Jules Verne, Victor Hugo, Lewis
Carroll, James Joyce, et cette liste n’est nullement exhaustive.
Fulcanelli ajoute, à propos des règles de la Diplomatique que
« Quelques auteurs, et particulièrement Grasset d’Orcet, dans l’analyse
du Songe de Poliphile (…) les ont données assez clairement ». Il faut
croire que « Fulcanelli » jugea le sujet important, puisqu’il y revint
au sein d’un second livre, publié en 1930, Les Demeures philosophales.
Citant le Papyrus de Leyde, il écrit : « …Je t’invoque, toi le plus
puissant des dieux (…) Je t’invoque sous le nom que tu possèdes dans la
langue des oiseaux, dans celle des hiéroglyphes, dans celle des Juifs,
dans celle des Égyptiens, dans celle des cynocéphales… dans celle des
éperviers, dans la langue hiératique ». Au demeurant, ce passage permet
de comprendre une autre petite phrase de Gaston Leroux si l’on se
souvient que, dans Le mystère de la chambre jaune, Rouletabille s’écrie,
non pas « c’est à donner sa langue au chat », mais : « C’est à jeter sa
tête aux chiens ! » Il est vrai que Rouletabille est confronté à une
incompréhensible énigme. Comment l’assassin Ballmeyer-Larsan-Roussel
(oui, oui, vous avez bien lu) a-t-il pu s’y prendre pour entrer et
sortir d’une chambre hermétiquement close ? Toujours est-il que Georges
Perec, grand amateur de l’œuvre de Gaston Leroux, comme de celle de
Raymond Roussel, avait parfaitement établi ces liens. Dans La Vie Mode
d’Emploi, Winkler possède un chat roux qui se nommera successivement
Leroux, Biribi, puis Chéri-Bibi ! Signalons que le chien était chez les
grecs l’un des attributs…d’Hermès. Dans cette même Vie Mode d’emploi,
Perec évoque l’Hypnerotomachia Poliphili ou Songe de Poliphile (p.343
édition de poche) et Grasset d’Orcet. En réalité, le nom du lexicographe
est fortement suggéré, uniquement, par une coquille volontaire. En
effet, page 496, Perec mentionne « la rue Darcet, près de la place
Clichy » et cette rue devient, ô miracle du bourdon, dans l’index, la
rue Dorcet. Mais il y fit d’autres références, encore plus indirectes,
mentionnant notamment un personnage britannique dont les espérances sont
déçues, autant dire qu’il est de la revue. Auteur de très nombreux
articles, Grasset d’Orcet (1838-1900) les publiait au sein de la Revue
Britannique. Il revint fréquemment sur le thème des écrits tramés, de
l’art de la Bordure, ou de la broderie, c’est-à-dire la cryptographie.
Selon lui, les membres des corporations artistiques « se donnaient un
nom générique dont le plus courant fut celui de pairs peintres
anglés ». Le mot angler, en vieux français signifiait à la fois cacher
et faire du galon et, par extension, faire de la broderie. Les pairs
peintres anglés parisiens se qualifiaient de pairs lanternés et c’est
cette dénomination qu’adopta régulièrement dans ses œuvres le grand
Rabelais. Ici réside l’explication de la scène singulière dans laquelle
un docteur anglais discute avec Panurge par signes. Toujours selon
Grasset d’Orcet, ce discours est un dialogue blasonné – allusion aux
armoiries chantantes ou parlantes, dont les partitions forment des rébus
– ou encore une œuvre anglée. Ayant développé tous ces points dans un
ouvrage (4), je n’y reviendrai pas plus longuement ici, me contentant de
signaler ce qui suit. Les deux ouvrages signés Fulcanelli furent l’œuvre
d’un bourbaki littéraire. Il est probable que participèrent à
l’entreprise plusieurs personnages. Jean-Julien Champagne, élève de
Gérôme exécuta les dessins, en 1910, Pierre Dujols, descendant direct
des Valois et des Médina Céli, libraire érudit, contribua aux œuvres en
apportant son fichier historique et ses connaissances en matière de
cryptographie. Il convient de préciser que Pierre Dujols compta parmi
ses ancêtres… l’énigmatique comte de Saint-Germain (5).
Il se pourrait que Raymond Roussel ait assuré la
rédaction des notes émanant d’un quatrième personnage, demeuré dans
l’ombre. Au sujet de Grasset d’Orcet, il convient de préciser qu’il fit
une partie de ses études à Juilly. À la même époque, sans qu’il soit
permis de préciser les dates exactes, un professeur venait d’être
nommé : l’abbé Louis Constant, plus connu sous son pseudonyme : Eliphas
Levi. Or ce dernier avait été recommandé par Monseigneur de Bonnechose,
évêque de Carcassonne, puis archevêque de Rouen. C’est ce même
Monseigneur de Bonnechose qui figure en toutes lettres dans le roman de
Maurice Leblanc, roman appartenant au cycle Arsène Lupin, et intitulé La
comtesse de Cagliostro. Outre que Monseigneur de Bonnechose (6)avait
donné la confirmation au petit Maurice Leblanc, il est surtout connu
pour avoir protégé un sulfureux curé… l’abbé Saunière, lequel se trouva
avec son homologue de Rennes-les-Bains, l’abbé Boudet, au centre de la
mystérieuse affaire de Rennes-le-Château. Rappelons que l’abbé Boudet
fut l’auteur d’un inénarrable et facétieux livre – La Vraie langue
celtique, qui est un chef-d’œuvre d’argotique. Rappelons aussi que la
comédienne Georgette Leblanc, la sœur de Maurice, fut la grande amie de
la cantatrice Emma Calvé, intime de Saunière (7).
Personne ne semble s’être avisé, à ce jour, que
Raymond Roussel – ainsi que le prouve son manuscrit, conservé dans le
fonds Roussel de la Bibliothèque Nationale – avait envisagé d’appeler le
héros de son Locus solus, non pas Martial Canterel mais… Boudet ! Pour
faire bonne mesure, signalons aussi que mon ami Thierry Garnier a réussi
à publier une liste partielle du contenu de la bibliothèque de l’abbé
Saunière. On y trouve deux romans, l’un consacré à la Pierre
Philosophale et le second à l’élixir de longue vie. Encore plus
intéressant, on apprend par cette documentation que l’un des éditeurs
préférés de l’abbé était Pierre Lafitte, celui-la même qui publia
Maurice Leblanc et Gaston Leroux. L’abbé Saunière était également abonné
à la revue Je sais tout, fondée par Pierre Lafitte. Le 15 septembre
1905, ladite revue publia un long article, intitulé Les Faiseurs d’or.
Au journaliste, André Ibels, familier du cabaret du Chat Noir, venu
l’interviewer, un certain Alphonse Jobert fit de bien étranges
confidences, évoquant la récente et bruyante saisie d’or alchimique
opérée par la Monnaie de Paris. Ce même Alphonse Jobert, y apprend-t-on
avait effectué une transmutation réussie, deux mois plus tôt, dans le
hall de la Grande Roue de l’Exposition universelle, devant de nombreux
témoins, dont un célèbre chirurgien le Docteur Doyen qui l’invita « à
venir travailler avec lui » (8). Quinze ans plus tard, dans son
Hypotypose (9), Pierre Dujols évoqua implicitement Les Faiseurs d’or
contemporains, ainsi que la fameuse saisie, laquelle fit beaucoup de
bruit : « De tous temps, il y eut des « faiseurs d’or » (…) et même de
nos jours, la transmutation opère encore des miracles. À la suite de
débats sensationnels et peu distants, on a laissé dire – et au milieu de
quelle stupeur – que l’Administration de la Monnaie aurait saisi sans
autre forme de procès – et pour cause ! – la production d’un alchimiste
contemporain : – « Vous ne devez pas savoir pouvoir faire de l’or ! »
lui dit-on d’un air comminatoire, en le renvoyant les mains libres,
mais vides »
De son côté, Raymond Roussel, exposant les règles de
son procédé littéraire, au sein de son ouvrage posthume, Comment
j’ai écrit certains de mes livres, sembla atteint d’une curieuse
crise d’amnésie. Expliquant la genèse d’un métagramme, utilisé dans
Les Impressions d’Afrique, il prétendit avoir oublié ce qui avait
présidé à sa création : « Quant à l’anecdote sur le prince Conti,
mes souvenirs sont moins précis ; un mot a dû servir de point de
départ et ce mot me manque ; ceci seulement me reste : 1° «… à jet
continu » ; 2° « … à geai Conti nu ». Est-ce bien sûr ? Tous les
exemples mentionnés dans Le Comment… donnent toujours deux phrases
homophones… mais en faisant l’impasse sur une troisième possibilité.
Si nous appliquons les règles de l’argotique, ou langue des oiseaux,
en ne tenant aucun compte de l’orthographe et uniquement de
l’homophonie, nous sommes amenés à entendre : « A.J … Conti nu » ce
qui est un raccourci de : « A(lphonse) J(obert) repartit nu
(délesté de son or) du quai Conti (Hôtel de la Monnaie) » !
Tout ceci est déjà très surprenant, mais allons
voir ailleurs. Dans Le Mystère de la Chambre Jaune, de Gaston
Leroux, nous apprenons que Rouletabille s’était fait une réputation
en résolvant deux affaires énigmatiques dont celle… « des lingots
d’or de l’Hôtel de la Monnaie ». Il pourrait ne s’agir que d’une
coïncidence, mais si nous nous avisons de ce qui suit, les esprits
les moins soupçonneux ont de quoi s’étonner. Ce succès ouvre à
Rouletabille les portes du métier de journaliste au sein du journal
l’Époque, rival du Matin. Tout ceci semble bien anodin. Mais
pourquoi Gaston Leroux éprouve-t-il le besoin de préciser que
Rouletabille a « eu l’idée d’une petite correspondance judiciaire
qu’on lui faisait signer « Business » à son journal l’Époque… » ? Si
astuce il y a, le lecteur est invité, par le mot « business »
évoquant le travail et les affaires à aller voir du côté anglais (à
angler). En anglais, et nul n’est besoin d’être titulaire d’une
licence pour le savoir, le travail se dit « job ». La proximité de
« l’Époque » et du « Matin » pourrait bien se montrer encore plus
parlante. Le matin est également l’aube, terme qui, comme « époque »
peut adopter l’acception… d’ère. Le job de Rouletabille à l’époque
nous a donc fourni un rébus : job-ère ou un nom… Jobert ! Et ce
petit jeu, nous pourrions le poursuivre à l’infini. Ainsi, Leroux
précise, toujours dans le même roman, que Rouletabille « fuma avec
énergie », nous dirions… comme une cheminée… de Volcan ! Ce Volcan,
nous le retrouvons, sous la plume de Roussel, dans deux textes du
Comment… et notamment Le haut de la figure : « Un beau jour, la
manie des sciences m’ayant repris, j’étais allé sonner au petit
rez-de-chaussée de Volcan, dont les anciennes leçons m’avaient
laissées un souvenir de grande clarté. » Donc, aux alentours de
1900/1905 (période de rédaction de ces textes de grande jeunesse)
Roussel avait un professeur, un répétiteur, dont il précise qu’il
avait « soixante ans bien sonnés » et qu’il était distrait
« …c’était son élève qui relevait des erreurs dans ses
démonstrations… ». Avouez que ce Volcan lunaire est proche de
l’expression Vulcain lunaire ou plutôt lunatique, le dissolvant des
alchimistes, mais aussi de Vulcain- Hellé (la déesse lune des grecs
archaïques) dont Fulcanelli est un à peu près phonétique ! Cerise
sur le gâteau, Roussel nous apprend que Volcan, amoureux, a épousé
une veuve : Madame Broderie !
Ces bizarres télescopages, de noms « voyageurs »,
traversant des œuvres d’auteurs différents – comme les objets,
d’ailleurs – ne sont pas sans rappeler les fameuses contraintes
littéraires dont étaient friands Georges Perec et ses amis de l’Oulipo
(10). Mais ce « Volcan » il ne semble pas, pensez-vous, que l’on
puisse le retrouver dans les romans de Maurice Leblanc, publié comme
Leroux chez Pierre Lafitte. Détrompez-vous ! Le mot « volcan »
provient du nom du dieu latin Vulcain, or vulcain, en une seconde
acception, désigne une variété de vanesses (11) des papillons, de
couleur rouge et noire. Mais il y a encore plus extraordinaire. Le
lupin, la plante herbacée, appartient à la famille des
papilionacées, ainsi nommées en raison de leur corolle à cinq
pétales inégaux leur donnant l’apparence d’un papillon. On trouve
chez Roussel un texte intitulé Le vol des petits pavillons bleus,
expression formant un métagramme avec les mots sur lesquels il
s’achève : Le vol des petits papillons bleus. Les lupins ou
papilionacées sont bleus. Vous pouvez être sûrs que Roussel ne fut
pas un explorateur solitaire de la forêt luxuriante des pages du
Bescherelle, du Larousse, du Littré ou autres dictionnaires. Ces
territoires vierges furent empruntés au moins par quatre autres
archéologues de l’étymologie : Gaston Leroux, Maurice Leblanc,
Alfred Jarry et… Henry Gauthier Villars, dit Willy, le mari de
Colette. Corolle à cinq pétales avons-nous dit… le compte est bon… à
ceci près que les pétales sont rattachés à une tige! (12). Il y
aurait beaucoup à dire concernant Jarry et Willy. Willy était
admiratif des travaux de Roussel et les deux hommes se connaissaient
fort bien. Contrairement à ce que prétend la critique moderne,
engluée dans le politiquement correct, la série des Claudine doit
beaucoup plus à Willy qu’à Colette. On y retrouve ces à peu près
phonétiques dont était friand celui que Rachilde, directrice du
Mercure de France, appelait « l’à peu près grand homme », en raison
de son goût prononcé pour les calembours. Il est conseillé de lire
la fin de Claudine s’en va et de méditer sur « la dame en noir, ou
la dame en bleu » accompagnée de Toby le chien. Ce chien, Toby et la
dame en noir se retrouvent chez Leroux ; quant à la dame en bleu,
elle croise Lupin.
Pour en revenir à La Vie Mode d’emploi, et à ce
qui en a été dit au début de cet article, il faut savoir ce qui
suit. Bartlebooth est un nom en forme de jabberwocky (terme formé
sur le verbe to jab : donner un coup de pointe ou baragouiner,
parler le pun, le langage des enfants). La preuve ? Son grand-père
se nommait James Aloysius Bartlebooth (J.A.B.). Du point de vue de
l’étymologie, booth désigne une « cabane », mais bartlebooth se
traduit par « cabine de projection ». Ceci est particulièrement
suggestif. En effet, Fulcanelli définit l’alchimie comme « une
permutation de la forme par la lumière, le feu ou l’esprit ». En
outre, il évoque longuement le Cabaret du Chat Noir et disserte,
dans le même passage, sur la lumière, la valeur de la lettre X. Il
mentionne également le signe de l’étoile et la croix de Malte sur
l’os du pied de mouton, le bélier et Amon (chapitre consacré à la
demeure de Louis d’Estissac, famille qui protégea Rabelais) (13).
C’est le moment de se souvenir que le Chat Noir produisait un
théâtre d’ombres, ancêtre du cinéma, et que ces deux procédés
technologiques reposent sur le principe de « la permutation des
formes par la lumière ». Il est amusant de noter que l’on attribue
l’invention du cinématographe… aux frères Lumière, lesquels ne
croyaient pas à l’avenir de leur invention (sic!). Quant à la lettre
X, nous savons déjà comment elle apparaît dans la VME. Le chat noir
est visible à diverses reprises sur la couverture originale du roman
publié en poche ; il est également perché sur l’épaule de Georges
Perec, ainsi que le montre un célèbre cliché. Incalculables sont
« les permutations de formes » au sein du livre. On y croise aussi
d’abondantes étoiles, notamment lorsqu’il est question de la famille
… Berger. Accessoirement, dans Chéri-Bibi, Leroux mentionna une
demoiselle Berger découpée en 17 morceaux (chiffre de l’Étoile dans
le jeu de Tarots)… un vrai puzzle ! Un lecteur attentif découvre,
également dans la VME une table dont les pieds sont sculptés en
pieds de mouton. Or tout amateur de Leroux se souvient que l’arme
préférée de Larsan – arme qui étoile le front de Mathilde Stangerson
– est un os de mouton. La référence à Amon est quelque peu plus
masquée. Il faut savoir que le nom du fondateur de l’immeuble de la
rue Simon-Crubellier, Gratiolet, renvoie au nom d’un célèbre
physiologiste qui mit en lumière, dans le cerveau humain, la corne
d’Amon et l’ergot de Morand, également nommés grand hippocampe et
petit hippocampe ! L’immeuble en question n’existe pas à Paris, il
s’agit d’un immeuble fantôme, le « fantôme de l’œuvre … littéraire »
ce qui, naturellement, renvoie au « Fantôme de l’Opéra » de Gaston
Leroux, puisque, en latin, opéra, signifie œuvre. Ce fantôme de
l’œuvre n’est autre que le mercure des alchimistes, leur esprit,
dont Arsène Lupin (Hermès-Mercure) et Larsan (qui entre et sort et
traverse la matière, sans que l’on puisse expliquer comment) sont
des allégories.
Reste à dire quelques mots de la croix de Malte.
La croix de Malte – mais qui le sait de nos jours ? – est une came
affectant la forme de cette croix, qui permet au projecteur
cinématographique d’alterner toutes les 24 secondes arrêt et
mouvement de l’image, afin que l’œil recompose la continuité du
mouvement des personnages. Dans le film de Clint Eastwood, Bronco
Billy, la croix de malte est le véritable moteur narratif. Il
alterne des déplacements entre deux villes et des arrêts dans les
lieux où le cirque donne ses représentations. Les frères Lumière
utilisèrent un dispositif différent, une pièce triangulaire, la came
de Trézel. Il est troublant de constater qu’un Trézel figure dans
L’Étoile au front de Raymond Roussel et qu’il ne saurait s’agir
d’une allusion au général Trézel qui combattit Abd-el-Kader, grand
ami de Ferdinand de Lesseps, encore que…
Lorsque j’établis un parallélisme entre le
théâtre d’ombres, le cinéma et la définition que donna Fulcanelli de
l’alchimie, il semblerait que je ne sois pas le seul à avoir établi
cette relation. Jean Cocteau, écrivait : « Le cinéma, c'est
l'écriture moderne dont l'encre est la lumière ». Or Cocteau rédigea
une préface pour Le Mystère de la chambre jaune.
Et comme il faut bien conclure, même si c’est à
regrets, disons quelques mots de la cataracte provoquant la cécité
de Bartlebooth, en observant que « la cabine de projection » étant
privée de lumière, il n’y aura plus de … projection (alchimique, de
transmutation) (14). Cette cataracte est directement issue du
procédé roussellien. Il s’agit d’une référence à la « taie sur l’O
rayé » à entendre comme la taie rayant l’œil et provoquant la
cataracte. Encore faut-il décliner cette affection afin de trouver
« les chutes d’eaux (cataractes), susceptibles de se changer en
chut ! Roussel en a pris l’idée chez Jules Verne (première image de
Robur le conquérant. La scène est encadrée par un cercle, et non un
rectangle ou un carré, comme c’est l’usage, barré d’un télescope),
et chez Fulcanelli. Le sigma (s) et le tau (t) ou épisémon, explique
ce dernier, servait chez les anciens à coder leurs textes. Quant à
st, initiales de silentium, en latin, elles servaient à indiquer le
secret, le silence. Autrefois, ces deux lettres formaient le symbole
chimique de l’étain, métal occulté dans les textes hermétiques. Le
cahier des charges, conçu par Perec, pour la rédaction de la VME,
incluait le mot « étain » à utiliser au sein du chapitre 53. Vous
pouvez parcourir ce chapitre dans tous les sens, ce mot n’y figure
pas. À peine pourrons nous constater que le faiseur de puzzles,
Winkler, ne se sert plus de la chambre où s’est éteint son amour !
Roussel insista aussi sur le « O muet, un O
losangé » qui se montre pourtant très bavard. En une de ses
acceptions, il est à comprendre comme un O sans son, ou encore un O
point son ou poinçon. Encore faut-il savoir que ce losange ou rhombe
est le symbole figurant sur le poinçon appliqué sur la production
légale d’or. Cela nous ramène à la saisie des lingots par l’Hôtel de
la Monnaie, lesquels étaient dépourvus de cette marque.
Le fait que Roussel fasse sans cesse référence
aux livres signés Fulcanelli – André Breton s’en était fortement
étonné dans Fronton virage – ne doit pas occulter que l’ensemble
de son œuvre vise essentiellement à attirer l’attention sur le
nom de son « professeur de sciences ». Ainsi, on ne peut être
que surpris par l’abondance d’objets à air – notamment les
instruments de musique – qui jalonnent ses textes. La raison en
est d’une simplicité enfantine, à la condition de se souvenir
que le « procédé évolué » consistait à relier deux mots, pris
dans des acceptions différentes, par la préposition « à ». À
lire Rousel servilement, « objet (à) air » ou encore OBJET à R,
nous livre un nom – celui absent, du moins en apparence, mais le
lipogramme bannissant la lettre e l’y obligeait, dans la
Disparition de Perec – JOBERT !
Mais, naturellement, de tout ceci les
historiens et les exégètes officiels ronronnants n’ont cure.
Rien ne les fait sursauter. Laissons-les roupiller, la tête bien
calée sur la taie de l’oreiller moelleux !
Paris,
le 22 juillet 2008
Jour de la Ste Marie-Madeleine … prostituée de l’Œuvre.
Richard Khaitzine
Membre de la Société des Gens de Lettres
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